Le Monde.fr | 07.06.2012 | Par Maxime Goldbaum

Loin, très loin, des traditionnelles hordes de supporteurs anglais, allemands ou bataves qui garnissent les tribunes lors des compétitions internationales, les supporteurs français ne sont pas légion au stade. Mais un groupe d’irréductibles Gaulois tente depuis dix ans d’embraser les fraîches travées du Stade de France. Les Irrésistibles Français regardent le match debout, lancent des papelitos, agitent des drapeaux, chantent pendant quatre-vingt-dix minutes, applaudissent les joueurs quand ils gagnent ou quand ils perdent et surtout, engloutissent des milliers de kilomètres chaque année pour suivre les Bleus aux quatre coins du globe. Dans l’indifférence générale.

Les siffleurs du Stade de France ont l’avantage numérique. Et Clément d’Antibes, image d’Epinal d’un football français désuet qui ne parle plus à grand monde, joue toujours son rôle de mascotte officieuse des Bleus et de TF1. Depuis leur création, il y a dix ans, les Irrésistibles Français prônent un supportariat actif, sans se revendiquer de la mouvance ultra. Avec la fâcheuse sensation de prêcher dans le désert, dans un pays où supporter son équipe nationale ne fait pas partie du patrimoine génétique.
Ce mouvement naît après l’échec sportif de la Coupe du monde 2002 et un glacial France-Roumanie au Stade de France, “au sein d’un petit groupe d’une dizaine de supporteurs qui voulait apporter un peu de chaleur dans les tribunes”, note Hervé Mougin, actuel président des IF, dépité de voir les Bleus ainsi vilipendés après avoir été déifiés pendant quatre ans. Le Stade de France retombe dans la torpeur qui fait, hélas, son identité. Cette poignée d’irréductibles se rapproche alors du Club des supporteurs de l’Equipe de France (CSEF, né en 1997 et abandonné en 2005), qui comptait près de cinq mille adhérents, avec “la volonté de faire bouger les tribunes et de gommer les querelles de chapelle.”

BIÉLORUSSIE, ALBANIE, ÎLES FÉROÉ…

Les Irrésistibles Français fabriquent étendards et écharpes et se regroupent dans la tribune basse du virage nord du Stade de France, leur petit pré carré. “Notre combat prioritaire était de pouvoir… rester debout”, se rappelle Hervé Mougin. Gênés par les drapeaux, certains spectateurs se plaignent de ne pouvoir suivre le match correctement. Sans contrainte, les indisposés sont déplacés. D’autres, au contraire, intrigués par des chants qui ne se limitent pas à un seul “Allez les Bleus”, viennent s’agglutiner. “Notre philosophie est d’être des animateurs positifs. On ne se considère pas non plus comme un contre-pouvoir alors que les ultras estiment que le club leur appartient un petit peu.”
Mais les IF se distinguent surtout par leur assiduité à suivre les Bleus en déplacement, en Biélorussie, en Albanie, aux îles Féroé, quelle que soit l’importance du match. Lors de la Coupe du monde 2006, organisée en Allemagne, les plus valeureux parcourent 11 000 kilomètres en car en trois semaines pour suivre la France jusqu’en finale. Rebelote en Afrique du Sud. En 2011, ils sont également présents lors de neuf matchs de l’équipe de France féminine. Ils manquent seulement la Géorgie en 2006, pour raison de sécurité, et la Réunion en 2010 à cause de la proximité avec la Coupe du monde. Mais ils ne sont, à chaque fois, qu’une poignée. L’année dernière, seuls quatre Français (sur les 65 millions d’habitants que compte le pays) ont réalisé le grand chelem, à savoir assister à tous les matchs de l’Equipe de France. “C’est un problème culturel”, avance Bernard Desumer, vice-président de la FFF. Difficile de nier l’évidence. Le supporteur français est casanier, et il va au stade comme il va à un spectacle.

EVRA ET DOMENECH, PROCHES DES SUPPORTEURS

Surtout, le Français doit s’identifier à son équipe pour l’encourager. Après Knysna, la cote d’amour entre les Bleus et ses supporteurs est au plus bas. Pas pour les IF. Leur vécu de la Coupe du monde sud-africaine fut d’ailleurs bien différent de celui du grand public et des médias. Raymond Domenech ? “Il a remis au goût du jour les entraînements ouverts au public. Nous avons toujours eu un bon contact avec lui, il venait souvent nous voir.” Patrice Evra ? “Le seul joueur qui vient nous saluer après chaque rencontre, quel que soit le résultat. En Biélorussie, il était même resté pour rencontrer les deux cents supporteurs, des deux équipes, qui attendaient après le match.”
Si quelques joueurs (dont Ribéry, Evra et Malouda) font régulièrement un détour pour saluer les supporteurs, la plupart foncent tête baissée. Comme ce fut le cas après le premier match de la Coupe du monde 2010, face à l’Uruguay. Les IF en parlent alors à Raymond Domenech, croisé sur le plateau de “Téléfoot”. “Dites-moi exactement où vous êtes placés, on les enverra au pied de votre tribune”, leur répond le sélectionneur. Parole tenue, les joueurs s’exécutent pour les deux derniers matchs. Quitte à se faire copieusement siffler par une partie des supporteurs.

LA PRÉSIDENCE ESCALETTES OU LE NÉANT DES SUPPORTEURS BLEUS

Jusqu’en 2010 et l’avènement d’une nouvelle équipe dirigeante à la tête de la FFF, la problématique des supporteurs est toujours passée au second plan. Toute la présidence de Jean-Pierre Escalettes fut, au mieux, marquée du sceau de l’indifférence. Le premier accroc intervient lors de l’Euro 2008, organisé en Suisse et en Autriche. Il y a alors douze associations de supporteurs de l’Equipe de France. La FFF, dans sa grande bonté, octroie dix billets par match et par association. Le reste est réservé à la “grande famille du foot français”, tant pis pour ceux qui ont supporté les Bleus durant les qualifications à l’extérieur comme à domicile.
“Certaines associations ont considéré qu’elles avaient assez de places, d’autres ont fait un tirage au sort. Nous, on a refusé. On ne voulait pas satisfaire uniquement dix privilégiés. Nous voulions nous battre pour avoir plus de place. Il n’y avait aucune solidarité entre les différentes associations, pas de politique unifiée, chacun faisait ce qu’il avait envie de faire “, se remémore avec amertume Hervé Mougin. Les IF ne désarment pas et organisent une manifestation devant le siège de la Fédération. Le jour de la signature du contrat avec Nike, futur équipementier de l’Equipe de France. Cet “acte d’insurrection” ne trouve aucun écho. Il est en revanche mal perçu du côté de la Fédération. Le dialogue, déjà ténu, est complètement rompu. Les IF finissent par “acheter des billets à 600-700 euros au marché noir à des personnes qui les avaient eus à 35 euros via la Fédération”, peste Hervé Mougin. Pis, des adhérents vivant en Suisse, ayant suivi tous les matchs des Bleus cette saison-là – même celui des A’ en Espagne ! – ne peuvent avoir de places alors qu’une rencontre de la France se déroule à dix minutes de chez eux.

“QUAND VOS INTERLOCUTEURS ONT 60-70 ANS…”

“La nouvelle équipe était confrontée à des problématiques administratives et financières, ils avaient un million de licenciés à gérer et les quelques centaines de supporteurs de l’Equipe de France n’étaient pas leur priorité. Ça, je peux le comprendre”, concède Hervé Mougin. Mais le plus dur à accepter reste l’absence de dialogue. Jacques Lambert, directeur général de la FFF à l’époque, ancien préfet, obnubilé par les problématiques sécuritaires avant l’attribution de l’organisation de l’Euro 2016, ne trouve aucune raison de leur “lâcher la bride”, et leur oppose une fin de non-recevoir.
Pourtant, pour trouver trace d’un incident majeur avec des supporteurs de l’équipe de France… il faut encore chercher. Les pontes de la Fédération démontrent surtout leur méconnaissance du monde des supporteurs. Un problème générationnel ? “Quand vos interlocuteurs ont 60-70 ans, qu’ils entendent parler de la problématique des supporteurs au moment de PSG-Lens et de la fameuse banderole, qu’on leur rabâche sans cesse les histoires de fumigènes et de fights…”, soupire Hervé Mougin, anecdotes à l’appui. Lors d’une réunion avec des membres de la Fédération, on ne le reconnaît pas car il porte un costume-cravate. Posément, il leur explique qu’il est directeur d’une entreprise, avec huit personnes sous sa responsabilité, qu’il a été nommé secrétaire général de l’agence des nouvelles technologies de Bourgogne, qu’il est marié et père de deux enfants…
Hervé Mougin décide donc de changer de stratégie lorsqu’il prend la tête des IF, en 2010. “C’était le pot de fer contre le pot de terre. Il n’y avait aucun contact de travail avec la fédération, on devait leur montrer que nous n’étions pas dans l’opposition et la demande systématiques, que l’on pouvait aussi être force de proposition”. Il sème une graine, mais est encore loin d’en récolter le fruit. Lors de la Coupe du monde 2010, en Afrique du Sud, quatre cents supporteurs français garnissent les tribunes. Contre dix-sept mille Mexicains. “La France est pourtant le deuxième pays d’Europe en termes de population, le PIB par habitant y est plus important qu’au Mexique, et nous étions vice-champion du monde. Mais la fédération mexicaine avait affrété des avions avec l’aide de ses partenaires, les supporteurs ne payaient que le billet du match”, explique Hervé Mougin.

CHANGEMENT DE CAP APRES 2010

“Nous ne pouvons pas voir de politique de subvention aveugle ni prendre en charge toute la logistique des supporteurs, avance Bernard Desumer. Par contre, le poids et la notoriété de la Fédération peuvent nous permettre de négocier les prix auprès des hôtels et des compagnies aériennes. On avance pas à pas dans cette direction.” L’intérim de Fernand Duchaussoy et l’élection de Noel Le Graët, seul candidat à avoir intégré un volet supporteur à son programme, ont changé la donne. Bernard Desumer, “sensibilisé par le soutien et la présence de ces supporteurs en Norvège” en août 2010, juste après Knysna, s’occupe désormais des relations avec les supporteurs. “Chaque association avait sa propre organisation, ce qui multipliait les contacts avec la Fédération. Je leur ai d’abord demandé de se regrouper au sein d’une même structure”, poursuit Bernard Desumer.
Ce sera chose faite en 2011. Les Irrésistibles Français adhèrent à la toute nouvelle Fédération des associations nationales de supporteurs (FANS) de l’équipe de France de football. La billetterie de toutes les associations passe désormais par cette structure, la partie animation également. Hervé Mougin est le correspondant des supporteurs auprès de l’UEFA pour la FFF et effectue un compte-rendu sécurité après chaque déplacement. Ils sont en contact avec l’ambassade et la police locale avant, pendant et après le match. Pour l’Euro 2012, les IF viennent d’ailleurs de publier un Guide du supporteur en collaboration avec l’ambassade de France en Ukraine. “Nous avons désormais un vrai interlocuteur à la Fédération”, se félicite Hervé Mougin.

“S’ARMER DE PATIENCE…”

Le chemin est encore long avant d’imaginer cinq mille supporteurs tricolores suivant un match des Bleus à l’étranger. Ou de voir le public du Stade de France communier, dans la joie comme dans la peine, avec son équipe nationale. Très récemment, lors du match des Tricolores face à l’Islande, à Valenciennes, les joueurs ont filé directement dans le bus qui les attendait sur le tarmac, sans venir saluer dizaines de supporteurs qui s’étaient amassés depuis des heures pour les accueillir. Les sifflets et les huées ont fusé. Laurent Blanc est intervenu pour tenter de calmer le jeu. “Nous sommes encore en phase d’apprentissage aussi bien dans les relations entre la Fédération et les supporteurs, les supporteurs et les joueurs, qu’entre les supporteurs eux-mêmes. Il faut s’armer de patience”, souligne Bernard Desumer.
De la patience, il en faudra. Sur le site de la FFF, le mot “supporteur” renvoie à la boutique, ou à un vague programme offrant des réductions aux détenteurs d’une carte “Emotion bleue”. Mais aucune mention des associations de supporteurs. Hervé Mougin se montre pourtant optimiste quant à l’avenir : “Je pense qu’on ne vivra pas la Coupe du monde 2014 comme on a vécu la Coupe du monde 2010.” En attendant, il y a un Euro 2012. Et seulement vingt Irrésistibles Français assisteront à tous les matchs de poule. Envers et contre tous.