Soutenir les Bleus, c’est ringard?
L’Express | 11.06.2018 | Par Romain Scotto
Quand il croque dans son jambon-beurre, Fabien Bonnel ne peut s’empêcher de replonger quelques années en arrière. “Les sandwichs, avant, je les prenais dans la gueule. Avec des canettes.” Vu comme ça, le titre non officiel de meneur, ou capo (“chef”, en italien), des supporters de l’équipe de France peut ressembler à une punition. Le meneur des “Irrésistibles Français” (IF) – c’est leur nom – ne parle pourtant que de passion. A 34 ans, il incarne le nouveau visage des suiveurs français présents en Russie, où les Bleus entament leur Coupe du monde face à l’Australie, le 16 juin. La fédé annonce 9 200 billets vendus pour le premier tour. Un contingent faiblard mais, en matière de soutien populaire, l’équipe de France part de très loin. Il n’y a pas si longtemps, les caméras ne se risquaient pas à zoomer sur une tribune clairsemée. Et quand elles lançaient un avis de recherche, Clément d’Antibes, le mythique supporter de 70 ans et son coq Balthazar prenaient toute la lumière. Béret sur la tête, maillot tricolore et cocarde en bandoulière.Si l’accoutrement a longtemps suscité railleries et jets de tomates, “c’est beaucoup moins le cas“, observe Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des tribunes. L’image du Footix, la mascotte de France 98 désignant tout supporter opportuniste, versatile, n’est plus vraiment d’actualité. Les Bleus peuvent désormais compter sur un noyau dur de fans (environ 300 personnes) avertis et assidus. Mais l’ensemble demeure hétéroclite, selon Hourcade, bien incapable de dresser un portrait-robot du suiveur des Bleus. Dans le kop français – comprendre : la tribune – s’agrègent des supporters de clubs, passionnés, et des amateurs de foot plus distants, qui profitent des grands tournois pour poser leurs vacances et vivre au grand jour leur crush pour Griezmann et sa bande.
Des arrière-pensées marketing
Pour Ludovic Lestrelin, sociologue à l’université de Caen, cette mue dans les tribune est le fruit d’un intense travail au sein de la fédération française de football, entrepris après le séisme de Knysna, en 2010. Pour améliorer le capital sympathie du navire amiral et ne pas rebuter les annonceurs, il fallait un public, des drapeaux, des chants. Bref, du bleu-blanc-rouge de partout et des décibels. “Il y a donc eu un travail de structuration avec des arrière-pensées marketing.” A la FFF, un référent supporter est nommé pour la première fois en 2012. Le contrat est clair : il apporte quelques facilités aux associations – dont les “Irrésistibles Français” – qui, en retour, offrent une animation digne de ce nom.
Résultat, un kop commence à prendre forme au Stade de France (SDF). La “ola” n’est plus l’unique marque de fabrique de cette cathédrale glaciale, ouverte aux quatre vents. Et Francis Lalanne n’y fait plus office de barde. C’est déjà pas mal, mais encore insuffisant pour rivaliser avec les “armées” néerlandaise, irlandaise ou islandaise, les modèles du genre en Europe. Plus structurées, plus bruyantes et surtout beaucoup plus denses, leurs tribunes font encore passer le virage du SDF pour une chorale d’écoliers. Pour expliquer ce décalage, Nicolas Hourcade s’aventure sur le terrain sportif et évoque la faiblesse des championnats de ces pays-là. “Leurs supporters ne peuvent vivre de grands moments qu’à travers leur équipe nationale.” L’aspect financier joue aussi. Suivre sa sélection représente parfois un sacrifice. En Angleterre ou en Allemagne, où la tradition du “supporterisme” est plus ancienne, on réfléchit peut-être moins avant de réserver ses billets d’avion pour le Mondial.
Un problème ultrasensible
En France, la greffe prend peu à peu, mais on ne parlera jamais d’un phénomène de masse. Pour cela, il faudrait que le fossé se résorbe entre les suiveurs de l’équipe de France et ceux des clubs, issus de la mouvance ultra, notamment. “Impossible et impensable“, répond Gilles Zamolo, porte-parole d’un groupe ultra niçois. Pour lui, les Tricolores incarnent un mouvement officiel, marketé, qui cultive forcément de bonnes relations avec les dirigeants. Tout ce qu’il exècre, en somme. La philosophie des ultras est d’abord celle d’un contre-pouvoir. Ils s’autofinancent, sont indépendants, créent leurs propres “tifos”, conspuent ceux qui ne mouillent pas le maillot et entretiennent une rivalité avec des clubs adverses.
“Dans les tribunes françaises des clubs, les ultras sont les plus engagés. Ils ont une culture élitiste. Du coup, quand les fans des Bleus adoptent leurs codes, pour eux, c’est du Canada Dry“, poursuit Nicolas Hourcade. En forçant un peu le trait, les “Irrésistibles Français” ne sont à leurs yeux qu’un agrégat fadasse, piochant sans gêne dans leur répertoire. Tout récemment, ils ont ainsi revisité un chant marseillais pour les Bleus en Russie : “Gérard Depardieu, sors-nous ta vodka, on va la gagner chez toi !”
Mais comment faire autrement ? “Pour asseoir un chant, on est obligé de s’appuyer sur les airs connus de Ligue 1. Sinon, ça ne marche pas, se défend Bonnel. Si tu arrives, que tu dois comprendre un nouvel air, le retenir, mettre les paroles dessus, ça ne prend pas. On essaie d’en prendre dans tous les clubs.” Lors du dernier Euro, les IF ont aussi dû se justifier après la reprise du fameux clapping islandais. Une vidéo de 2014 prouve pourtant qu’ils se sont convertis à cette façon d’applaudir depuis longtemps. Mais rien à faire. Ils restent pour beaucoup d’odieux plagiaires, méprisables, à la botte de l’instance fédérale.
C’est que, vue “d’en bas”, l’équipe de France reste associée à la capitale, à la puissante FFF et à la Ligue, qui maltraiteraient chaque semaine les petits en commission de discipline. En tout cas, Gilles Zamolo le croit. “Nice a toujours été lésée par les instances. Voilà pourquoi notre équipe nationale, c’est l’équipe niçoise. Notre emblème, c’est l’aigle, ce n’est pas le coq, un volatile différent… Vous le voyez quand l’équipe de France joue chez nous : l’hymne niçois est chanté bien plus fort que l’hymne national. Ici, beaucoup penchent d’ailleurs pour l’Italie plutôt que pour la France.”
L’Algérie et le Portugal plutôt que les Bleus ?
Le repli sur une autre sélection n’est bien sûr pas un phénomène typiquement niçois. Partout sur le territoire, les fans de foot se tournent volontiers vers le pays de leurs parents ou de leurs grands-parents, immigrés de première, deuxième ou même troisième génération. Beaucoup de binationaux soutiennent aussi les deux équipes. En cas de confrontation, le choix se porte parfois sur le drapeau d’origine. Et puis les fidélités peuvent se succéder en fonction des équipes éliminées. Quid, par exemple, des Français qui avaient pour habitude de soutenir la Squadra azzurra qui ne verra pas Moscou cette année ?
En Ile-de-France, le Portugal peut en tout cas compter sur de très sérieuses troupes. L’Algérie possède son lot d’aficionados, notamment à Marseille. Mais qu’en sera-t-il pour cette édition 2018, à laquelle participeront seulement la Tunisie et le Maroc ? Les jeunes Français d’origine maghrébine se retrouveront-ils derrière les Bleus ? Certains continueront-ils d’en vouloir à Deschamps de tenir Benzema écarté de la liste des 23 ? Réponse au cours du mois de juin.
“Fier d’être français” ?
En attendant, Fabien Bonnel, lui, est confronté à une autre problématique : convaincre qu’enfiler le maillot bleu-blanc-rouge, c’est assumer son patriotisme, mais que ça ne relève en rien du nationalisme : “Il faut casser cela. Etre cocardier, cela n’a aucun sens politique, s’emporte-t-il. J’aime mon pays et je ne me pose pas la question de savoir si je fais le jeu du FN. Ce n’est pas ce qui m’anime. Après, on est une tribune populaire. Les 20 % de frontistes, les 25 % de macronistes, on les a. Mais on est juste des grands gamins qui veulent kiffer de manière insouciante autour de l’équipe de France.”
Le mois dernier, une nouvelle écharpe a été commercialisée. Avant d’y inscrire le slogan “Fier d’être français”, le capo des Bleus avoue s’être arraché ses derniers cheveux. Puis il a tranché. “Merde, on assume. C’est repris par des personnes de tout bord politique. Certains y voient un aspect raciste. Mais, dans tous les pays, les gens revendiquent leur fierté, et on ne le leur reproche pas.” Du côté de l’ex-bloc soviétique ou des Balkans, on se pose effectivement moins de questions. Idem en Irlande du Nord. A chaque fois, il s’agit d’Etats-nations en construction pour lesquels la sélection joue un rôle majeur dans l’élaboration du roman national.
Lors des grandes compétitions, une sorte de paix entre clubs locaux est en tout cas signée. Les supporters rivaux chantent et picolent bras dessus, bras dessous, réunis sous le même drapeau. Les Croates, fiers et parfois violents, en sont l’illustration. En France, en dehors de la parenthèse dorée de 98, ce n’est pas le cas. Un ultra marseillais aura toujours du mal à communier avec un fan du PSG. A moins que, le 15 juillet prochain, lors de la finale, le Phocéen Thauvin n’offre le but victorieux au Parisien Mbappé.