SoFoot | 03.05.2016 | Par David Alexander Cassan et Joachim Barbier

Aphone et jamais dans le rythme, le public du Stade de France a longtemps rimé avec “malaise”. Mais depuis peu, la FFF s’appuie sur un tout nouveau kop, les Irrésistibles Français, pour raviver la flamme et enterrer, pour de bon, Footix et ses enfants gênants.

Il est 21 heures, le Stade de France est silencieux. Ce 29 mars 2016, l’antre des Bleus est plongé dans une minute de silence dédiée aux victimes des attentats de Bruxelles. Au coup de sifflet de l’arbitre, les applaudissements reprennent et des “Daech, Daech, on t’encule!” descendent de la tribune nord. En coulisses, le chant provoque des froncements de sourcils. Après le coup de sifflet final, la directrice générale de la FFF, Laurence Hardouin, demande à son responsable des supporters, Florent Soulez, s’ils vont “avoir des problèmes”. Puis, c’est Didier Deschamps qui s’en inquiète, croyant avoir entendu “Dèche, Dèche, on t’encule!” alors que sa sélection vient d’impressionner face à la Russie (4-2). Une scène qui en dit long sur le rapport compliqué entre les Bleus et leur public. Comme si les joueurs et leur sélectionneur se retrouvaient surpris d’être confrontés à ce dont ils ont toujours rêvé: jouer à domicile devant un public qui fait du bruit. Longtemps, le public des Bleus a été passif, juste bon à applaudir les buts, lancer des olas sans raison ou conspuer le souffre-douleur du moment. Lors du mondial 98, le capitaine Didier Deschamps ironisait sur les “applaudissements du bout des doigts de ses messieurs en costardcravate”. C’était le fameux “supportérisme sous condition” évoqué par le sociologue Patrick Mignon. Fondateur des Irrésistibles Français (IF), le plus grand groupe de supporters des Bleus, Fabien Bonnel a longtemps mal vécu l’ambiance du stade dyonisien: “J’ai voulu m’engager après un France-Roumanie de 2002: on entendait plus les sifflets contre Karembeu que les encouragements. Et si je voulais faire du bruit dans mon coin, on me demandait de m’asseoir.” Lors de ce match, Éric Carrière honore sa première sélection à Saint-Denis, en remplaçant Zidane à la 71e minute: “Zizou avait une relation particulière avec le public, parce qu’il pouvait faire lever le stade sur un geste. Au-delà de ça, les sifflets étaient durs, en particulier pour Karembeu, mais on faisait abstraction.” Une ambiance glauque pas aidée par l’acoustique du stade ou certaines initiatives malheureuses de la FFF, comme ce Club des supporters, avec Francis Lalanne en guest-star. L’agence publicitaire Havas, qui gérait ce groupuscule, n’avait rien trouvé de mieux que d’autoriser Carrefour, l’un des partenaires des Bleus, à accoler son logo au milieu d’un tifo bleu-blanc-rouge… Dur.

Boulogne, les hools et Footix

Face à tant de ringardise, pas étonnant que le mouvement ultra n’ait jamais pu, ni voulu, faire son trou dans les travées du stade de France. “Ils avaient déjà un gros travail à faire pour grandir dans leurs clubs respectifs. En plus, les ultras français se sont inspirés des ultras italiens, qui ne suivaient pas l’équipe nationale, pose Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des supporters. Le mouvement ultra se construit sur les rivalités, entre groupes et entre clubs. L’équipe nationale suppose de mettre ça de côté.” Il arrive pourtant que les deux mondes cohabitent le temps d’un match. Comme lors de ce France-Angleterre de 1984, quand les habitués de Boulogne viennent se frotter aux hooligans anglais. Et à l’étranger, ça se passe comment? “Souvent, les supporters se rangent derrière l’équipe nationale dans des pays dont les clubs existent peu sur la scène européenne, comme l’Irlande, la Suède, la Pologne. En Angleterre, ce sont plutôt les supporters de petits clubs qui se mobilisent pour l’équipe nationale”, décrit Nicolas Hourcade. La France, ce pays qui ne compte que deux coupes d’Europe, a pourtant eu du mal à cristalliser le soutien populaire lors des matchs des Bleus. Contrairement à ce que laisse croire l’histoire officielle, l’intérêt pour le maillot bleu survient assez tardivement en 1998. Fernand Duchaussoy, alors président de la Ligue Nord-Pas-de-Calais et futur président de la FFF: “La veille du huitième France-Paraguay, j’avais encore près de cinq cents places sur les bras. J’ai dû mettre ma femme au téléphone pour m’aider à leur trouver preneurs.” Viennent la qualification contre l’Italie, le doublé de Thuram en demie, et enfin le “Et un, et deux, et trois zéro” face au Brésil. La France a une étoile sur le maillot, mais une culture foot à parfaire. “1998-2002 est un rendez-vous manqué, estime Nicolas Hourcade. La FFF n’a pas profité de la ferveur autour des Bleus en montant un Club des supporters horssol, sans réelle consistance dans les tribunes. Aujourd’hui, elle essaie de construire une base assez solide pour que le soutien ne dépende plus seulement des résultats.” Pour en finir pour de bon avec l’esprit de Footix qui caractérise le public du Stade de France, la fédération se décide alors à faire de ses supporters l’égal d’un public de club. Pas simple.

“Pas encore l’Argentine…”

En 2012, très peu de supporters français font le déplacement en Ukraine. De retour du front, Florent Soulez, ancien abonné du Parc des Princes et jeune responsable événementiel et merchandising de la FFF, est sommé de raviver la flamme: “Au début, j’étais un peu seul à vouloir créer une dynamique autour des supporters, d’abord pour les joueurs.” Il accouche de “M. Supporters”, une initiative qui permet à la FFF d’engager le dialogue avec les supporters des Bleus ou de clubs, à une époque où les instances du foot français refusent de les approcher. Au-delà des bénéfices sportifs, les motivations de ce changement de cap paraissent plus prosaïques. “Certaines instances en France se trompent: si tu tues le supportérisme, tu tues ton produit”, estime Soulez. Une alternative née d’un constat d’échec, selon Ronan Evain, chercheur à l’Institut français de géopolitique et coordinateur des Fans’ Embassies pour l’Euro: “Le discours marketing est acceptable à partir du moment où l’on est dans un rapport gagnant-gagnant. La France était très en retard sur le dialogue avec les supporters, et face à la désertion des tribunes, il a fallu commencer à s’inspirer de ce qui se faisait ailleurs. Cette nouvelle voie est une réponse à l’échec du tout répressif.” Une manière également de “faire le tri”? “Investir dans une association capable d’animer le stade, c’est une façon de renforcer les supporters les plus modérés au détriment des dangereux. La fédération anglaise a procédé de la même façon face au hooliganisme.” Si le retour du fumigène dans les travées n’est pas à l’ordre du jour, Nicolas Hourcade reconnaît que cette remise en question de la fédé fait du bien: “Ce n’est pas encore l’Argentine dans les tribunes, mais ils ont créé de bonnes conditions pour que les fans se rassemblent en s’appuyant sur les groupes de supporters déjà existant.”

Bâches, clapping et mégaphones

C’est ainsi que les Irrésistibles Français deviennent la cheville ouvrière de la 3F. Fabien Bonnel revient sur leur genèse: “Quand j’ai intégré le Club des supporters en 2002, avec un pote, on a voulu un étendard qui serve de point de ralliement. Puisque c’était la mode des lapins Playboy, on a peint le nôtre sur un drap avec un fond tricolore, et en partant d’irréductibles gaulois on est arrivés à Irrésistibles Français, voilà…” Alors que les Bleus peinent à se relever de Knysna, les IF naissent officiellement le 10 octobre 2010. Florent Soulez devient leur meilleur allié. “On les a choisis parce que c’était la plus grosse association. Ils avaient des valeurs proches de celles qu’on cherchait. Ils boivent trois bières avant le match mais restent sains et bon esprit.” En octobre 2012, avant Espagne- France, la fédé organise une rencontre avec les joueurs. “Ils nous ont laissés bâcher à l’avant du parcage, rentrer avec des drapeaux, des mégaphones, résume Bonnel. Avant, c’était inconcevable.” Parmi ces avancées, il y en a une plus symbolique: “Avant, quand il y avait un conflit entre un supporter debout et un spectateur assis, le premier était prié de s’asseoir. Les gens nous balançaient des bouteilles de soda, des bières sans alcool ou des sandwichs, pour nous obliger à nous asseoir. Maintenant, sur toute la tribune nord basse du Stade de France, c’est le second qui doit se lever.” Désormais, dans ce coin du stade, les chants l’emportent sur les selfies. James, ancien ultra du PSG et porte-parole de l’Association de défense et d’assistance juridique des intérêts des supporters, les regarde avec tendresse: “Ils apprennent, comme nous au début, quand on était deux cents dans la tribune Auteuil au milieu de spectateurs lambda.” Et ce malgré un calendrier peu garni qui ne permet pas d’installer des habitudes. Fabien Bonnel, qui fait office de capo, est pragmatique: “On se fait tacler par les supporters de clubs parce qu’on pompe leurs chants. Le souci, c’est qu’on ne peut pas en créer de nouveaux en jouant tous les trois mois.” Pour se démarquer des olas intempestives, les IF reprennent ainsi à leur compte le clapping lensois. “J’avais vu une vidéo et j’avais trouvé ça énorme, mais en l’évoquant à la FFF, tout le monde s’était foutu de ma gueule, rembobine Soulez. Je leur ai dit: ‘Vous verrez, un jour, on le fera au stade de France.’ Désormais, c’est un rituel d’avant-match.”

Caïpirinhas et Lacs du Connemara

Lors de la coupe du monde au Brésil, la fédération met en place ses “Casas bleues”, des espaces d’accueil mis à disposition des supporters français. Sur place, les caïpirinhas s’enchaînent dans une ambiance un peu moins coincée que celle des espaces VIP du stade de France: “Lors du huitième contre le Nigeria à Brasilia, il fait une chaleur à mourir, on regarde Algérie-Allemagne et après ça part en live: Lacs du Connemara à gogo, militaires autour du bar pour le fermer à minuit, et le patron qui me dit que c’est la meilleure soirée qu’il ait jamais faite.” Depuis, le dispositif est maintenu pour tous les matchs des Bleus. “La FFF nous demande d’y passer en tant qu’anciens internationaux, indique Éric Carrière. J’essaie de le faire quand je peux, parce que ça crée un lien plus fort entre l’équipe de France et ses supporters.” La connexion entre les joueurs et les tribunes prend un tour nouveau le 29 mars dernier, lors de France-Russie, premier match à Saint-Denis depuis les attentats du 13 novembre. Les IF brandissent un tifo inédit et vierge de sponsor (“2016, tous unis vers un même objectif: le titre”) qui a le mérite de mettre fin à des années d’électroencéphalogrammes plats dans les travées du SDF. “La fédé nous a aidés, mais on a refusé qu’ils prennent tout en charge, parce qu’on voulait suer pour être fiers du résultat final, explique Bonnel. Ce tifo représente neuf mois de travail et deux cent cinquante heures de confection, c’est du jamais vu en sélection, en France ou à l’étranger.” Une initiative qui donne le sourire à Soulez dans l’optique de l’Euro 2016. “On est à vingt mille membres payants pour le Club des supporters. À titre de comparaison, à la fin de ‘l’ère Carrefour’, il y avait douze mille membres après 98 et la victoire à l’Euro 2000.

“On se fait tacler par les supporters de clubs parce qu’on pompe leurs chants. Le souci, c’est qu’on ne peut pas en créer de nouveaux en jouant tous les trois mois” Fabien Bonnel, capo du stade de France

Au sein du Club des supporters, les Irrésistibles Français sont le plus gros groupe, avec mille cinq cents ou deux mille membres.” Certes, mais ce joli cercle vertueux peut-il se briser? “Dans la relation qu’on a avec Florent, il n’y a aucune raison qu’il y ait un conflit, assure Bonnel. Mais si ses objectifs changent, ou si demain il n’est plus là, on sera une force plus constituée que par le passé.” Soulez reste dubitatif: “Je ne crois pas qu’ils deviendront un contre-pouvoir. Ce sont des mecs intelligents, ils savent d’où ils viennent: si on leur coupe tout, Fabien reprendra des bouteilles sur la tronche. Dans un partenariat, chacun doit rester à sa place: un supporter est là pour supporter.” Et pour faire des olas.