Slate.fr | 15.06.2016 | Par Jérémy Collado

Entre les Bleus et les Français, c’est une longue histoire faite d’amours et de déceptions. Contrairement à l’Argentine ou au Brésil, la France n’est pas un pays de football. Mais la récente victoire dans la douleur contre la Roumanie à la maison signe peut-être le début d’une réconciliation.

11 octobre 2015, la France bat le Danemark 2 buts à 1. Grâce à un doublé de son buteur Olivier Giroud, «les Bleus s’imposent sans forcer», titre sobrement Le Parisien. Près de sept mois plus tard, lors d’un match de préparation à l’Euro face au Cameroun, le nouveau numéro 9 des Bleus est sifflé à la Beaujoire par une partie du public. Comme un symbole du désamour entre cette équipe et ses supporters. «En étant français, en jouant pour la France, on s’attend à ce que l’on vous applaudisse, à ce que l’on vous encourage, même si on rate une occasion. Les supporters sont aussi là pour ça», regrette le joueur d’Arsenal après le match, hué pour avoir pris la place de Karim Benzema, que certains plébiscitaient contre vents et marées malgré sa mise en examen dans une affaire de chantage à la sextape.

Le football est un sport ingrat. En octobre 2015, Giroud était bien seul face au Kop des Irrésistibles français, l’association des supporters français venu au Danemark pour soutenir l’Équipe de France. Giroud, les bras levés, le regard fixe, fier de sa tunique: tout ça, le Kop français s’en souvient encore aujourd’hui. «Pour nous, cette histoire est close, attaque Anthony Chopin, 27 ans, co-fondateur des Irrésistibles, qui habite à Ablon-sur-Seine, près d’Orly. On ne veut pas parler de Benzema. Depuis 1998, les médias portent l’attention sur les origines des joueurs mais nous, on s’en fout! Quand aux sifflets, une poignée d’abrutis ont hué Giroud à Nantes. Et Giroud a répondu sur le terrain. C’est tout ce qui nous importe.»

«Les débats stériles, ce sont les médias qui les construisent»

Son premier match à supporter les Bleus, c’était en 2008. Éliminatoires de la coupe du Monde, France-Autriche. «J’ai encore les places», jure-t-il. Jusqu’en 2010, il observe dans la foule un cinglé qui s’époumonne: c’est Fabien Bonnel, 32 ans. Le bonhomme bosse chez Orange la journée et le reste du temps, il le consacre à son équipe. Les deux garçons vont s’entendre et monter les Irrésistibles. Pour Anthony, ce sont près de huit années à suivre l’Équipe de France en déplacement, à observer les entraînements, à chanter, crier, faire des tifos et se battre pour changer l’image du supporter France. «Notre moyenne d’âge, c’est 32 ans et demi, tient-il à préciser. Ce qu’on veut, c’est casser un peu l’image du supporter français un peu vieillot.»

En disant ça, il pense forcément à Clément d’Antibes, papy sympa et fidèle supporter médiatique un peu en fin de piste, surtout connu pour son coq –qui change à chaque match et n’est pas autorisé dans l’enceinte des stades cette année, mais donnera quand même ses pronos. Pour Anthony, «l’ambiance a changé autour de l’équipe. Aujourd’hui, c’est tous derrière l’Équipe de France. Les débats stériles, ce sont les médias qui les construisent».

Fabien Bonnel est, lui, en première ligne face aux joueurs. Il les rencontre avec le staff après le match face aux Pays-Bas en mars 2016, remporté 3-2 par les Français. Didier Deschamps, Raphaël Varane, Hugo Lloris, Guy Stephan et Patrice Evra se mettent alors autour de la table. Ils échangent de manière constructive, posée. «Deschamps a dit qu’il voulait une atmosphère comme celle de France-Ukraine où la France s’est qualifiée à l’arrachée [en novembre 2013 dans un match décisif pour accéder au Mondial, ndlr], raconte Anthony Chopin, qui rapporte les propos de son collègue. Quand les joueurs sont entrés sur le terrain, ils ont senti le partage. Evra l’a dit, ça a été très constructif. Il a aussi dit que la Ola et chanter 1-2-3-0 c’était has been. Il fallait passer à autre chose.»

Fabien Bonnel en profite aussi pour passer un coup de gueule: «Pourquoi vous n’êtes pas venus nous saluer au Danemark?» Les visages sont compréhensifs. Le message est entendu. Désormais, Evra prend les joueurs par la main et les emmène direction le Kop pour saluer les supporters. «Clairement, on s’est réconciliés avec l’Équipe de France. Et je pense que parmi les supporters lambdas, c’est pareil», tranche Anthony.

Payet le sauveur

Après des années de brouilles et d’embrouilles, la France semble prête à aimer son équipe de France. Elle a vibré pour Dimitri Payet, qui a délivré les Bleus en toute fin de match face à la Roumanie d’une frappe sublime du gauche.

Face aux journalistes, Patrice Evra tempérait les ardeurs de ceux qui voulaient voir dans Pogba et Griezmann des sauveurs. Et commençaient déjà à mettre la pression sur les épaules de Payet. «Dimitri, les Français vont te tutoyer: on t’aime!», s’enflammait le Parisien. «Si t’es supporter français, ce soir, t’es fier», jurait Evra. Une victoire dans la douleur qui prête au lyrisme, évidemment: la France a titubé, elle a stressé, mais elle a tenu jusqu’au bout. Elle s’est arrachée: c’est ce que veulent les supporters, des gars qui mouillent le maillot, qui ne lâchent rien. Des garçons polis mais des guerriers sur le terrain, qui ont aussi la mission (impossible) de faire oublier à la France sa crise et les attentats.

Des mois que les joueurs usent et abusent des éléments de langage: tout donner pour la France, être fier du maillot… Des mois qu’ils sont en opération séduction pour reconquérir le cœur des supporters. Avec l’envie de bien faire. Finies les polémiques sur La Marseillaise: maintenant que l’équipe gagne à nouveau et accueille l’euro à la maison, les supporters poussent. Ils étaient nombreux à assister aux entraînements lors de la préparation, à Biarritz notamment. Didier Deschamps l’a d’ailleurs noté: «Ce que je retiens, et les joueurs aussi en sont conscients, c’est de voir la ferveur, le soutien populaire que l’on a eu à Biarritz, à Nantes ou à Clairefontaine. Cela fait plaisir et les joueurs ont besoin de ça.»

En France, l’élite méprise le football

«On voit un décalage entre la façon dont les élites intellectuelles et politiques présentent le football et la ferveur que ressent la population», estime Paul Dietschy, professeur d’histoire à l’université de Franche-Comté, qui pointe «l’esprit cartésien» des élites qui ont toujours préféré le rugby et continuent à «mépriser la culture du corps».

L’affaire de la main de Thierry Henry face à l’Irlande en 2009 en était le symbole parfait. Une main divine qui permit à la France d’être qualifiée pour la Coupe du Monde. Une main hors des règles, certes, mais qui faisait partie du jeu. «La classe politique connaît mal le monde du football et pense que le sport doit être pur et pratiqué presque gratuitement, poursuit Paul Dietschy. Ça montrait le décalage entre les élites et ceux qui ont une culture foot, où la triche est acceptée, et qui disaient “Pas vu, pas pris”.»

L’affaire était allée très loin, conflit diplomatique et échange d’argent par la Fifa pour éviter les poursuites (ce qui ne sent jamais très bon). «On a voulu en faire un débat sur la morale des footballeurs, alors qu’il s’agissait seulement d’un fait de jeu banal», rembobine Yvan Gastaut, historien et maître de conférences à l’université de Nice, auteur de L’intégration par le football chez Autrement, en 2008.

La rupture est nette entre une élite, méprisante face au football et concentrée sur des débats picrocholines, et une opinion publique soucieuse de vibrer, point. La rupture est si nette qu’elle concerne même les joueurs, qui sont rarement traversés par ces questions d’origines sociales ou ethniques. Marcel Desailly, champion du Monde 1998, devenu chroniqueur:

«Souvent, on se pose beaucoup de questions pour rien. Le joueur ne se pose pas autant de questions. C’est pour cela que j’avais beaucoup souffert quand j’étais joueur, car vous, les journalistes, vous nous posez beaucoup de questions qui ne nous viennent même pas à l’esprit.»

«Les sentiments sont très ambivalents sur l’Équipe de France», jauge Stéphane Mourlane, historien du sport et maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Quand elle se déplace en province, il y a de la ferveur. Et les débats sur la représentativité de cette équipe sont très restreints aux milieux parisiens.» L’homme a écrit une Histoire politique des Coupes du Monde de football avec Yvan Gastaut: «Les situations de crise créent un terrain favorable pour la passion et une attente forte de la part de la population. Depuis 1998, il y a la volonté de rendre ce moment festif.»

Le tournant des années 1980

1998. La date agit à la fois comme un symbole de fête et un point de départ. Avant la victoire de la France chez elle en Coupe du monde, la passion est plus restreinte. «Jusqu’aux années 1970, l’engouement pour l’Équipe de France n’est pas un engouement national mais un truc de connaisseurs, en marge de la société. Le sport est une affaire de sportifs et d’initiés, les femmes et les enfants vont peu au stade. C’est surtout une histoire d’hommes, au stade et au bistrot», avance Yvan Gastaut. Il prolonge: «Les années 1980, c’est le tournant. On voit apparaître la médiatisation. Le champ sportif n’est plus dans sa bulle mais traverse la société.»

À cette époque, la France commence à connaître de bons résultats. La génération Platini est cohérente et réveille une France qui traverse un long tunnel de défaites et d’années sans titre. On redécouvre le football. On s’en imprègne. Et même si l’équipe n’est pas titrée, elle fait vibrer. En 1977, Marius Trésor et la jeune équipe de Michel Hidalgo écrivent le début d’une histoire qui se terminera en apothéose à l’euro 1984. La sélection s’engage dans une tournée en Amérique du Sud. Le Brésil est invaincu au Maracana depuis 1957. Si Trésor coupe les trajectoires, les Bleus subissent. Et finissent par craquer. Ils prennent deux buts. Il faudra attendre la 85e minute et un corner d’Olivier Rouyer que Marius Trésor envoie d’une tête dans la lucarne pour que la France respire. Et accroche un match nul remarquable deux buts à deux.

Depuis cette époque, on ne voit plus seulement les matchs de la France mais le quotidien du football, rappelle Yvan Gastaut. Au début des années 1980, il n’y avait que “Téléfoot” qui parlait de ce sport à la télévision. Maintenant, il y a en a au moins une quinzaine. Aujourd’hui, c’est une habitude, ça nourrit notre imaginaire et une culture sportive se met en place.»

«L’Équipe de France des années 1980 était aimée. L’engouement était réel, confirme Stéphane Morlane. Et à l’exception d’une série de papiers de Didier Braun dans L’Équipe, personne n’attirait l’attention sur les origines des joueurs. Ça ne faisait pas débat.»

Si cette équipe échoue en 1982 face à l’Allemagne dans des conditions tristement célèbres, elle obtient deux ans plus tard un titre qui mettait fin à une longue période de disette. Depuis 1958, la France n’avait pas atteint les demies d’une Coupe du Monde. «La victoire renforce alors la mobilisation du public, c’est certain», souligne Morlane.

Car même si la culture du foot commence à se développer, on aime surtout son équipe quand elle gagne, contrairement à son club, qu’on soutient pour le meilleur et pour le pire. «La culture club existe peu en France, alors l’esprit pour son équipe nationale. C’est surtout une passion pour son pays, jauge Yvan Gastaut. Mais cette époque correspond aussi au transfert de joueurs français vers l’étranger: le foot français s’exporte au-delà de l’hexagone. En 1998, ce sera la deuxième marche: on élargit à toute la société. Et la France est au centre du monde footballistique.»

«On s’identifait à ces joueurs»

«1998 va associer le foot à la fête. 1984 va faire reconnaître le football français à l’international, tranche de son côté Paul Dietschy, auteur d’une Histoire du football chez Perrin en 2014. Mais le rôle des joueurs est aussi essentiel. Platini, Six, Rouyer, Trésor… On s’identifiait à ces joueurs. Aujourd’hui, c’est plus un effet cosmétique: les jeunes joueurs semblent heureux de porter le maillot mais derrière, on sent la com’ pour changer l’image de l’Équipe de France.»

Une image brisée depuis 2010 et l’épisode Knysna. Cette histoire reste une tâche dans le patrimoine sportif de l’équipe, même si elle a pris des proportions énormes. Sans doute même trop importantes. «En 2010, on était 150 dans les Irrésistibles, raconte Anthony Chopin. Les gens ne nous connaissaient pas trop et beaucoup venaient pour voir du spectacle. Mais la Fédération a beaucoup aidé après Knysna et après 2012. Aujourd’hui, on est 1 200 dans l’association, dont 500 actifs. On prend 1.000 billets par matchs. La ferveur revient.» Le bonhomme reconnaît toutefois que «quand ça va pas, beaucoup sifflent, et quand ça marche, tout est beau». L’Équipe de France on l’aime quand elle gagne. Et on la quitte quand elle perd.

Pour Stéphane Morlane, «en 1998, l’amour pour l’Équipe de France est venue après la victoire». Plusieurs mois avant, L’Équipe se paie Aimé Jacquet en attaquant son côté prolo et franchouillard. Le sélectionneur est blessé. C’est un regain de motivation supplémentaire. «En Italie aussi, c’est souvent la victoire qui fait la mobilisation, poursuit Morlane. Quand en 1982 elle remporte la Coupe du Monde, on est au lendemain des années de plomb et l’équipe était très critiquée avant. Comme par magie, la victoire rassemble.»

«On n’est pas là pour faire l’unanimité»

Fabien Bonnel loue, de son côté, le travail de la Fédé: «Quand on achète les places, il est écrit que c’est une tribune debout. Ça incite les gens à venir dans cette optique, ça leur fait comprendre que quand ils viennent dans la tribune basse du virage Nord, ils sont dans la tribune supporters. Et maintenant, c’est la personne qui reste assise au milieu de la tribune qui est mal vue.»

Le fait d’accueillir l’euro est un point supplémentaire. La France subit les grèves contre la Loi Travail et beaucoup de supporters galèrent à venir au stade. La sécurité, point noir de l’euro, est dans toutes les têtes, alors que la France a subi des attentats terroristes meurtriers ces derniers mois. Il n’empêche. Les billets sont tous vendus. On parle de l’euro. La rumeur versatile des Français oblige chacun à donner son avis, pour ou contre. On veut assister aux matchs en terrasse. En bref, on sent que le coeur bleu vibre à nouveau. La société française est attentive, sur la brèche. Comme tendue. Peut-être parce que l’Équipe a promis de belles choses lors des derniers matchs amicaux.

«Il y a une grande ferveur autour des Bleus», assure le capitaine français Hugo Lloris, plus connu pour sa discrétion que pour ses frasques. Preuve que même les plus tempérés sentent la vague venir. Qu’une sorte d’union sacrée s’est crée: «Je ne sais pas si elle a existé un jour, a tempéré Didier Deschamps. Cela n’a jamais été un long fleuve tranquille. Mais depuis plusieurs mois, j’ai dû faire face à pas mal d’impondérables qu’il était difficile de prévoir. Aujourd’hui, il y a des gens qui n’aiment pas l’équipe de France et ils ne l’aimeront pas. On n’est pas là pour faire l’unanimité mais ceux qui sont là l’aiment et ont envie de vibrer et de la voir la plus performante possible.»

Il faut dire que Didier Deschamps a concocté une liste parfaite pour que la France aime son équipe, en choisissant d’écarter celui que la France n’aimait plus. En décembre 2015, un sondage montrait que 82% des Français étaient contre le retour de Karim Benzema, un joueur bourré de talent qui avait le défaut de ne pas chanter La Marseillaise. «Deschamps a cédé à la pression d’une partie raciste de la France», attaquait Benzema dans Marca.

Devenu champion grâce aux meilleures structures de formation françaises, le joueur du Real Madrid s’égare. Il oublie que la France ne fut pas si raciste lorsqu’il s’agissait d’en faire un excellent joueur. Comme quoi, joueurs et supporters ont parfois la mémoire courte quand il s’agit de l’Équipe de France. Qu’importe les polémiques, la ferveur est là. Sept Français sur dix pensent que Deschamps peut mener la France à la victoire… Et ils seront certainement encore plus nombreux à se réjouir si jamais le pari est tenu.