L’Equipe | 28.06.2016 | Par Christine Thomas

Alors que la popularité des Bleus a rarement été aussi forte, nous avons vécu France-Irlande avec les «Irrésistibles Français», premier groupe de supporters des Bleus, très investis. Mais ils attendent beaucoup plus des joueurs.

L’AVANT-MATCH : «Il se passe quelque chose…»

Ce dimanche 26 juin, à 8 heures du matin, dans un Parc OL encore vide, on entend seulement le bruit de la tondeuse et les pas légers des jeunes bénévoles virevoltant entre les blocks de la tribune Z pour poser, un à un, sur chaque siège les 8 000 drapeaux bleu-blanc-rouge fournis par la FFF. Florent Soulez, jeune responsable du marketing événementiel de la FFF depuis 2008 et en charge du dossier du Club des Supporters depuis 2013, est à pied d’œuvre depuis une heure déjà, pour orchestrer notamment « l’habillage » de la tribune supporters, comprenant la pose de l’imposante banderole «Allez les Bleus» tout en bas du block 002.

En lien direct avec les supporters français (il fut lui-même un ancien aficionado des virages du Parc des Princes), Soulez est rejoint à 9 heures par Fabien Bonnel, un des deux « capo » des Irrésistibles Français (IF) – la plus importante des douze associations de supporters, qui compte 300 membres – accompagné de Didier Baudry et Damien Allary, deux administrateurs des IF. Ensemble, ils installent le tambour, les deux mégaphones et le mât de 5 mètres d’un drapeau géant, histoire de prendre possession des lieux, leur territoire, leur scène à eux, trois heures avant l’ouverture des portes de l’enceinte. Ensemble, ils rêvent, pour ce huitième de finale, de rendre le stade patriote, hurlant et incandescent, ce qui leur semble de plus en plus possible… « Pendant cet Euro, côté public, il se passe quelque chose, affirme Damien Allary, membre des IF depuis 2009. On sent que tout le monde s’y intéresse et que tout le monde devient supporter des Bleus. C’est lié au travail de la FFF (*) qui nous aide beaucoup, et au fait que la compétition se déroule à domicile, avec une équipe de France qui a marqué 13 buts en quatre matches amicaux. Et c’est aussi grâce à Didier Deschamps, qui a très bien compris que ses joueurs ont besoin de l’appui des supporters pour gagner… » Didier Baudry, supporter et suiveur des Bleus depuis 1977, sent lui aussi que le vent a tourné en tribunes et que cet Euro 2016 est peut-être un nouveau virage. « Ça pourrait être encore mieux mais il y a un nouveau souffle du côté du public, reconnaît-il. Les groupes de supporters sont de plus en plus structurés. En 98, il n’y en avait pas et les joueurs se plaignaient qu’il y avait trop de ‘’costards-cravates’’ dans les stades. Au début de la Coupe du monde 98, ce n’était vraiment pas la folie en tribunes ! » Midi, le stade va ouvrir ses portes. Fabien Bonnel chauffe sa voix, son cœur, ses bras et fait tourner le mât du drapeau. « Je veux que les gens sachent d’entrée que, dans cette tribune, on chante et on reste debout.À partir de maintenant, il y a quatre matches à jouer, à la vie à la mort. » Il dit aussi que les chiffres des audiences télé, des ventes de maillots ou les sondages de popularité des Bleus (voir par ailleurs), il s’en moque. « Moi,tout ce que je veux aujourd’hui, c’est que les décibels montent. »

LE MATCH : «Plus fort, les gars, plus fort ! On ne les lâche pas !»

Un jeune Irrésistible s’effondre sur les marches de la travée, les mains devant les yeux. Le penalty marqué contre les Bleus, dès la 2eminute, le met K.-O. d’entrée. Mais tribune Z, le silence abasourdi ne dure qu’un quart de seconde. « Bras levés les gars ! » hurle Anthony Chopin, le deuxième capo des IF. Avant de lancer un premier chant « Qui ne saute pas n’est pas Français…» Suivi d’un « Allez, allez, Il faut chanter et notre équipe va gagner… » Chant immédiatement repris par la tribune debout.
Il faut dire que, lors de la réunion joueurs-supporters à Clairefontaine, en mars dernier, Patrice Evra avait bien dit aux IF que plus les Bleus étaient menés, plus il fallait chanter pour eux. Ainsi, pendant la demi-heure qui suit le but irlandais, malgré le 1-0 et les occasions manquées, jamais les supporters ne cessent de pousser. «Plus fort, les gars, plus fort ! On ne les lâche pas !» crient les deux capo. 17e minute : leur magnifique « Aux Armes… » est repris par tout le stade. 19e minute : leur première Marseillaise parcourt l’enceinte comme un frisson. 25e : leur « Clap » fait mouche. Jusqu’à la 35e minute, les IF ne lâchent rien, si ce n’est des « Allez les Bleus, tes supporters sont là ». Mais s’ensuit soudain, un temps mort, pendant lequel les 5000 Irlandais prennent vocalement le dessus. « Eh oh, on est au théâtre ou quoi ?! On est chez nous là ! », crie un supporter français frustré. Ce moment de faiblesse durera jusqu’au premier but de Griezmann. « Dès le but irlandais, on a été au soutien des Bleus, nous racontera Fabien Bonnel. Mais à la fin de la première mi-temps, plus aucun de nos chansons ne prenait (dans le public). Quand on stresse, ça devient toujours un peu compliqué car on a envie de se concentrer sur le jeu. Chanter à 2-1, c’est plus facile. Mais globalement, pendant le match, les supporters irlandais, on les a bouffés ! » 60e minute : un nouvel « Aux armes… » transcende le stade. 63e minute (après le second but de Griezmann) : joyeux « pogo » en bas de tribune et jets d’eau au son de « Griezmann on fire ! » 69e minute : Marseillaise avec lever d’écharpes IF façon « kop » de club. 85e minute : Bonnel au mégaphone « Allez les gars, plus que 5 minutes à pousser ! » 87e minute : dernière Marseillaise générale et puissant « Clap » de fin.

L’APRÈS-MATCH : «L’amour ca ne peut pas être à sens unique»

Tandis que les supporters irlandais rendent un hommage magnifique à leurs joueurs éliminés qui, émus et reconnaissants, restent de longues minutes debout face à eux, les joueurs français, eux, s’avancent sur la pointe des pieds vers la tribune supporters, adressent à leur vaillant douzième homme un petit « merci ». Pro mais sans cœur, ni chaleur. « A cet instant, j’aurais voulu être irlandais, nous confie Fabien Bonnel, déçu du manque de générosité des Bleus envers eux. Avec nous, ils se sont comportés en footballeurs, pas en hommes. Pourtant, à 1-0, nous, on ne les a pas lâchés. Alors, à la fin, on demandait juste qu’ils communient un peu avec nous comme l’ont fait les joueurs suisses, les Albanais ou les Irlandais avec leurs supporters. Mais depuis le début de l’Euro, à chaque fin de match, ils nous applaudissent timidement, avancent un peu vers nous, restent toujours derrière les seize mètres, comme si, entre eux et nous, il y avait une zone d’évitement, une zone de quarantaine. La seule fois où ils sont venus dans nos bras, c’était au Stade de France après le France – Ukraine (3-0 le 19 novembre 2013, en barrage retour pour la Coupe du Monde 2014, après une défaite 0-2 à l’aller). Ç’avait été si fort entre nous, le public et les joueurs… J’en ai encore des frissons. Ce jour-là reste un ovni mais ça veut dire que c’est possible. » Les joueurs irlandais, comme hypnotisaient par leurs 5000 fans, sont toujours sur le terrain. « Eh beh… on a des leçons à prendre, dit un supporter songeur, tandis que ses copains, tout aussi impressionnés, entonnent un « Stand up for the boys in green »? Ça, c’est ce que j’appelle un peuple. » Au micro, Didier Deschamps, le pragmatique, fait le « job » en remerciant les supporters français. Mais Fabien Bonnel et ss hommes quittent le stade avec un goût amer. « Il ne faut pas que les joueurs nous prennent juste pour des groupies, prévient le capo. L’amour, ça ne peut être à sens unique. C’est donnant-donnant. Nous, on appelle ça le cercle vertueux. On mouille le maillot pour eux, ils nous respectent en retour. Mais si ce respect est trop faible, la fracture va se faire et il ne faudra pas qu’ils se plaignent. » Disons alors, que jusqu’ici, la FFF, les supporters et Didier Deschamps ont fait le boulot pour que les stades bougent, s’animent, se lèvent et s’embrasent. Aux Bleus, maintenant, de jouer… et de mieux communier.