On le lit et on l’entend à chaque fois que le sujet des supporters de football est évoqué. Nicolas Hourcade est l’expert sur le monde des tribunes. Il a notamment collaboré à la rédaction du « Livre vert du supportérisme » remis en octobre 2010 à la secrétaire d’État aux sports Rama Yade.
Alors que les tribunes de l’Equipe de France n’attiraient pas de réel intérêt par le passé, nous voulions découvrir la vision qu’en avait Nicolas aujourd’hui.
 
Bonjour Nicolas, tu es la personne vers laquelle tout le monde se tourne dès qu’on parle tribune. Comment devient-on la référence de la sociologie des tribunes ?

Il ne faut pas exagérer, je ne suis pas « la » référence ! D’autres chercheurs ont étudié ou étudient les supporters de football et sont régulièrement consultés sur ce sujet.
En ce qui concerne mon parcours, je fréquente les tribunes des stades depuis que je suis tout petit. Je suis originaire de Bordeaux et quand j’étais ado, dans le milieu des années 80, j’ai eu envie de quitter les tribunes latérales et d’aller soutenir les Girondins dans le kop avec les supporters les plus actifs. Je me suis vite rendu compte du décalage énorme entre mon expérience des tribunes et les discours de l’époque sur les supporters, qui étaient essentiellement vus par le prisme des hooligans anglais. Pour le bac, j’ai fait un dossier sur la violence dans le football parce qu’après les grands drames des années 1980 comme le Heysel, je me demandais comment la violence pouvait à ce point imprégner ce sport. En 93-94, en Maitrise de sociologie, ce qu’on appelle Master 1 aujourd’hui, j’ai choisi d’étudier les supporters ultras en menant une enquête sur le virage sud de Bordeaux. A cette période, des recherches de qualité ont commencé à sortir et elles ont permis de légitimer mon travail : notamment, Christian Bromberger sur le sud de l’Europe (Marseille, Naples, Turin) et Patrick Mignon sur les hooligans anglais sous une perspective sociologique et non plus sensationnaliste. Ce qui est marrant c’est qu’à cette époque, en 1993, personne ne voulait diriger mon mémoire. J’étais dans un cursus de sociologie classique et les professeurs avaient des doutes sur l’objet du mémoire qui leur paraissait complètement incongru. J’ai donc mis du temps à trouver quelqu’un pour l’encadrer, alors qu’aujourd’hui ce sujet est beaucoup plus banal et légitime à étudier pour les sciences sociales.

Après un DEA, on dit Master 2 maintenant, qui portait de manière plus générale sur les ultras en France, je me suis engagé dans une thèse sur les supporters en enquêtant dans plusieurs villes françaises et étrangères. J’en ai tiré plusieurs articles dans des revues universitaires, mais j’ai réussi l’exploit de ne jamais finir la thèse elle-même, entre autres parce que j’ai obtenu un poste d’enseignant en sociologie dans une école d’ingénieurs à Lyon. A partir de 2004, j’ai eu l’opportunité d’écrire régulièrement dans So Foot pour faire découvrir les différentes cultures des supporters et analyser les enjeux qu’elles soulèvent. Depuis 2010, et mon implication dans le congrès national des supporters, organisé par Rama Yade au Stade de France, puis dans la rédaction du Livre vert du supportérisme, j’ai été consulté comme « expert » pour essayer de développer l’approche préventive de gestion des supporters, approfondir le dialogue avec les associations de supporters, favoriser la prévention des violences… dans le cadre de différentes commissions notamment auprès du Ministère des Sports.

Il y avait aussi le livre Génération Supporters à cette époque.
En effet, les travaux de Philippe Broussard m’ont énormément marqué, avant même la sortie de son livre en 1990. J’ai apprécié notamment sa capacité à décrire le monde des supporters en menant un travail approfondi de journaliste d’investigation, une méthode qui ressemble beaucoup à celle des enquêtes sociologiques. L’intérêt de ses travaux était de décrire objectivement et de manière crue ce qu’était le monde des tribunes, sans dire « c’est bien », « c’est mal », et sans rien cacher. Alors qu’à l’époque la tendance était de dénoncer sans chercher à décrire et à comprendre.
Il a été une source d’inspiration extrêmement forte. C’est quelqu’un pour qui j’ai une grande estime. Quand je l’ai sollicité pour le hors-série Supporters de So Foot paru à l’hiver 2011 et qu’il m’a proposé d’en profiter pour rééditer Génération Supporters, j’étais vraiment ravi. Je voulais absolument qu’il soit dans ce numéro, on a publié une interview de lui, mais la réédition de ce livre culte en plus, c’était inespéré !

« Si la France n’est pas un pays de foot, il y en a combien qui sont des pays de foot ? »

Pour en venir aux tribunes tricolores, on entend souvent que « la France n’est pas un pays de foot » pour montrer qu’on n’a pas un public fidèle mais plutôt opportuniste, qu’en penses-tu ?
C’est une question intéressante d’autant qu’elle est très répandue. D’un certain point de vue, c’est assez comique. Ce que les gens veulent dire par là c’est « Est-ce que les Français sont supporters ou pas ? », ce qui n’est pas du tout la même chose que d’être un pays de foot.
Si la France n’est pas un pays de foot, il y en a combien qui sont des pays de foot ? La France a gagné la Coupe du Monde, la Coupe des Confédérations, l’Euro, les JO en foot ; c’est un Français qui a inventé la Coupe du Monde ; c’est un journal français qui a créé les coupes d’Europe, un autre qui a créé le ballon d’or. La France est un acteur majeur de l’histoire du football. Le nombre de licenciés dans les clubs est important. Lorsqu’il y a un match de l’Equipe de France à la télé, il fait des records d’audience. Il faut donc nuancer ce discours de « la France n’est pas un pays de foot ».
Ce sont les amateurs de foot qui se comportent en supporters qui se plaignent de ça car les affluences dans les stades en France sont moins importantes que dans les grands pays voisins. Cette réalité s’explique par plusieurs phénomènes, sportifs et extra-sportifs. Le foot français, en partie du fait de son organisation, a tardé à être performant et il peine encore à l’être au niveau des clubs. A l’échelle européenne, le foot est une culture urbaine. En France, l’exode rural a été plus tardif et les principaux clubs ont longtemps été inscrits dans des petites et moyennes villes avant d’arriver dans les métropoles dans les années 80. Ce n’est pas pour rien que c’est aussi à ce moment-là que le supportérisme s’est développé.

Jusque-là, les Français étaient plus spectateurs que supporters. Ils venaient avant tout au stade pour voir un spectacle. Il n’y avait pas de participation hyper active et pas des formes de supportérisme très développées, sauf autour de quelques clubs. A partir des années 70-80, avec l’arrivée des coupes d’Europe et la multiplication des matches télévisés, des supporters français peuvent voir ce qu’il se fait ailleurs et des formes de supportérisme plus engagées se développent. Aujourd’hui, les grands clubs français quand ils sont en coupe d’Europe, ils n’ont pas à pâtir de l’ambiance de leur stade.
Mais la différence par rapport à l’Angleterre et l’Allemagne c’est que la culture du supportérisme est plus récente et qu’elle est ancrée dans les clubs d’élite. Il y a en France un lien plus fort entre résultat sportif et affluence. Les affluences en 3e division anglaise ou allemande ne sont pas celles qu’on a chez nous.

Il y a aussi la question spécifique de l’Equipe de France. Séville a été un moment mythique. En 58, en Suède, tout le monde n’a pas la télé. En revanche, en 82 tout le monde voit la demi-finale et la France perd de manière dramatiquement héroïque. Une relation intense se crée entre l’Equipe de France et son public. Les Français ont un attachement fort à l’Equipe de France à condition qu’elle ait des résultats ou du panache. Quand l’Equipe de France réussit, c’est extraordinaire et quand elle échoue, ça devient dramatique. Mais pas seulement quand elle perd, également quand elle trahit des idéaux et des symboles qu’elle est censée représenter.
On peut prendre plusieurs exemples. En 98, avant la compétition tout le monde disait « cette équipe est nulle, elle n’est pas à la hauteur de la compétition ». Je me souviens que je ne croyais pas du tout à une possible victoire finale. Mais quand elle commence à gagner des gros matches, à partir du quart-de-finale contre l’Italie, il y a une adhésion fantastique. Et après la finale, on bascule dans la surinterprétation avec l’équipe de France comme symbole d’une « France Black Blanc Beur » victorieuse. Knysna, c’est l’inverse. La grève des joueurs a pris une ampleur délirante. De nombreuses voix se sont élevées pour dire : « c’est la preuve que la France n’arrive pas à intégrer différentes communautés, tous les joueurs sont des racailles, etc. ». Il y a des surinterprétations dans les deux sens dues à l’importance du symbole que représentent les Bleus. Là on est dans une période plus apaisée. Les Bleus ont une bonne image et l’Euro a été bien vécu malgré la défaite finale.

Le développement d’un vrai supportérisme actif autour de l’Equipe de France est récent. En 96, à l’Euro anglais, qui est pourtant à côté, personne n’y va. Le tournant intervient au début des années 2010, quand Florent Soulez, qui est au marketing à la FFF, se dit « tiens, il y a quelques types qui font des efforts surhumains pour essayer d’animer les tribunes, si on leur filait un coup de main. » Il crée les conditions pour qu’il y ait une convergence entre les attentes de la Fédé et celles des quelques supporters français actifs en tribunes. Il fait en sorte que les supporters puissent être debout dans le virage nord du Stade de France, il les aide pour les déplacements, etc. Bizarrement, les déplacements deviennent plus massifs, il faut se déplacer en Bulgarie sous la pluie quand même, et on commence à vanter l’ambiance du stade de France, ce qui était inimaginable avant.

Et toi tu es un supporter de l’Equipe de France ?
Ça dépend ce qu’on appelle supporter. Je regarde les grandes compétitions, je suis ravi quand elle gagne, quand je vais au stade je l’encourage mais c’est un rapport différent de celui avec mon club. J’étais à la Finale en 98 au Stade de France, c’était un super moment. En 99 j’étais en parcage visiteur quand Bordeaux remporte le championnat au Parc des Princes, c’est pas pareil ! Ce sont des sentiments plus intenses, c’est aussi beaucoup plus stressant.
Quand l’Equipe de France gagne, tout le monde gagne, c’est un moment de partage convivial. Alors qu’en club c’est plus douloureux, tu as plus de stress et quand tu gagnes c’est beaucoup plus fort et personnel. Tu partages la victoire avec une communauté beaucoup plus réduite.

Selon toi, pourquoi il n’y a pas d’adhésion des Ultras autour de l’Equipe de France ?
A l’échelle européenne, le mouvement ultra a du mal à se mobiliser pour sa sélection nationale car le modèle ultra repose sur l’opposition et la rivalité entre clubs. Et c’est compliqué de se rassembler quand tu t’opposes toute l’année. Ceux qui parviennent à le faire sont en nombre restreint. En plus, le mouvement ultra en France s’est développé à la fin des années 80 et au début des années 90, à un moment où le football français était marqué par le clivage Paris / Marseille et ça a joué sur l’Equipe de France.
Ces oppositions entre clubs, c’est un problème qui se pose dans plein de pays, pas seulement en France. Si tu regardes les pays qui mobilisent le plus autour de leur sélection, ce sont ceux où le supportérisme est puissant, notamment l’Angleterre et l’Allemagne, où il y a du supportérisme aussi de petits clubs : l’équipe nationale leur permet de voyager. Et puis il y a le supportérisme des pays qui ont un championnat mineur. Le cas caricatural c’est l’Irlande, il n’y a jamais personne dans les stades dans l’année, à part peut-être au Celtic ou à Liverpool (donc déjà hors d’Irlande), mais l’équipe nationale permet la grande transhumance lors des Euros ou des Mondiaux.

Comment as-tu connu les Irrésistibles Français ?
En regardant les matchs de l’Equipe de France à la télé, en voyant qu’il y avait un petit groupe qui animait puis à travers les articles dans les journaux qui commençaient à en parler. J’ai ensuite eu des contacts avec votre Président, je l’ai mis dans la boucle de certaines activités visant à développer le dialogue avec les supporters (il a notamment participé aux premiers ateliers policiers-supporters organisés en novembre dernier à la FFF) et je suis venu voir un match avec vous, France – Pays de Galles, justement suite à ces ateliers.

Ce que je trouve intéressant dans votre démarche, c’est d’essayer de créer de l’ambiance pour l’Equipe de France sans forcément chercher à faire un groupe ultra qui rentre complètement dans le modèle. Ce qui permet à tout le monde de s’y retrouver. Et le soutien de la FFF est décisif.
Ca fait une vraie différence quand la Fédération Français de Football crée un club des supporters par Carrefour au début des années 2000, un truc quasiment virtuel, et quand elle aide les associations existantes à se développer comme elle le fait depuis quelques années. De votre côté, vous essayez de rassembler largement autour d’un supportérisme engagé en prenant certains codes ultras sans forcément coller à tout prix au modèle. De l’autre, il y a des associations plus traditionnelles qui ne cherchent pas forcément à mettre l’ambiance au stade.

Maintenant, je trouve que vous avez vos repères au Stade de France, mais ça semble plus compliqué quand vous changez de stade ou de configuration. On l’a vu lors de la finale de l’Euro où vous étiez en haut et un peu disséminés alors que les Portugais étaient rassemblés. Ou lors du huitième de finale contre l’Irlande à Lyon. J’étais au match, ça m’a marqué. Je voyais autour de moi des gens qui avaient envie de chanter, mais on était tous éparpillés au milieu de spectateurs qui regardaient le match sans participer. On vous voyait au loin faire le maximum dans votre coin de tribune, mais on ne parvenait pas à vous entendre depuis la tribune latérale. Les supporters irlandais étaient, eux, rassemblés et nous ont dominés vocalement lors d’une première période compliquée sur le terrain pour les Bleus.

Penses-tu que la mode du « french bashing » perdure, notamment au niveau des supporters français ou qu’une dynamique est lancée ?
Le discours médiatique a changé ces dernières années. On a vu des journalistes dire que la culture supporter était en train de prendre autour des Bleus, qu’il y avait de l’ambiance, des tifos. Ce que je retiens, c’est plutôt cette prise de conscience que l’atmosphère change autour des Bleus. Certes le public français n’est pas devenu bouillant, mais les gens qui connaissent le football relèvent cette évolution. Il ne faut pas retenir plus les critiques que les remarques positives

Il y a une autre question c’est « comment les Ultras français considèrent les supporters de l’Equipe de France ? ». Oui, il y a toujours cette image de footix, qui est en partie liée à la méconnaissance. Cette image peut aussi être paradoxalement confortable car du coup vous n’avez pas toutes les contraintes qui s’imposent à un véritable Ultra et ce n’est pas forcément plus mal pour la Fédé et pour vous. Entre celui qui vient au stade que quand ça gagne sans connaitre le nom des joueurs et l’Ultra, vous représentez un supportérisme engagé sans être radical.

Enfin, peut-on être un supporter cocardier, patriotique, parce qu’on ne peut pas qualifier différemment le soutien au pays, sans être considéré comme raciste ?
Ca a été caricaturé à un moment, dans les années 90 quand Le Pen disait qu’il y avait trop de noirs et d’arabes en équipe de France. Puis 98 est venu tout changer : on pouvait arborer fièrement un drapeau français sans être considéré comme raciste.
Après, les gens sont évidemment très différents et les manières de s’engager derrière l’Equipe de France sont variables. Il y en a qui défendent un idéal nationaliste, et regrettent par exemple qu’il y ait trop de joueurs issus de l’immigration. D’autres ont une conception plus ouverte de la nation : tant que les joueurs sont français et mouillent le maillot, peu importe leurs origines. Si on regarde les grands joueurs de l’histoire du football français, beaucoup étaient issus d’une immigration récente, ne serait-ce que les trois emblèmes que sont Kopa, Platini et Zidane.
En tout cas, je pense qu’aujourd’hui on peut se dire supporter de l’Equipe de France sans être forcément suspecté d’être raciste.

Dernière question, si tu avais un conseil à nous donner pour l’avenir ?
J’en ai deux un peu similaires.
Continuez à faire des efforts parce que ça vaut le coup de développer une activité associative autour de l’Equipe de France. Ça permet de rassembler des gens très différents et de créer du lien social. Il faut aussi que vous ayez de l’aide afin que ça ne soit pas toujours les mêmes qui portent toute la charge de travail dans l’association.
Et gardez un esprit d’ouverture. Peut-être que la manière dont les IF se développeront sera différente de celle que vous aviez imaginée car d’autres personnes apporteront des choses auxquelles vous n’avez pas pensé. Les formes de supportérisme évoluent et il faut s’adapter au temps et aux envies des gens.